Face aux difficultés d’Atos, le gouvernement propose de racheter ses activités stratégiques de calcul avancé pour garantir la souveraineté technologique de la France.
Protéger une technologie critique : le choix d’un État stratège
Les supercalculateurs ne font jamais la une des journaux et n’apparaissent dans aucune campagne électorale. Pourtant, ces machines de calcul extrême, capables d’effectuer des milliards d’opérations à la seconde, sont le socle invisible de la puissance technologique d’un État. Dans le cas de la France, ils jouent un rôle fondamental dans la simulation nucléaire, la recherche climatique, les projets de santé de précision ou encore le développement de l’intelligence artificielle. Leur maîtrise ne relève pas de l’innovation de confort, mais bien d’un attribut de souveraineté. À l’heure où les puissances mondiales — États-Unis, Chine, Inde — investissent massivement dans ce domaine, la France ne peut se permettre de perdre la main.
Ancien fleuron technologique français, Atos est aujourd’hui en grande difficulté. Endetté à hauteur de plus de 2 milliards d’euros, affaibli par des décisions stratégiques contestées, le groupe cherche à se désendetter en cédant des actifs. Or, parmi les divisions mises en vente figurent des briques critiques : calcul haute performance, informatique quantique, IA appliquée… Autrement dit, des savoir-faire qui intéressent des concurrents ou fonds étrangers. En intervenant rapidement, l’État évite un démantèlement technologique qui aurait pu aboutir à une perte de souveraineté dans des secteurs aussi stratégiques que la défense ou la cybersécurité.
Ce type d’intervention n’est pas inédit. L’État français a déjà, par le passé, injecté du capital pour préserver des actifs industriels jugés vitaux : Alstom en 2004, STX France (devenu Chantiers de l’Atlantique), Technip… Ces actions visent moins à nationaliser durablement qu’à temporiser et stabiliser des situations de crise. En ce sens, l’offre ferme adressée à Atos — pour un montant de 410 millions d’euros — s’inscrit dans cette doctrine du “capitalisme d’intérêt général” où la main de l’État garantit la continuité d’activités jugées non substituables.
Une opération de rachat encadrée, conditionnée et ciblée
L’offre formulée par l’Agence des participations de l’État (APE) valorise les actifs visés à 410 millions d’euros, dont 110 millions sont conditionnés à l’atteinte d’objectifs de performance sur les exercices 2025 et 2026. Une somme notable, bien que sensiblement inférieure à la fourchette initialement estimée à l’automne 2024 (500 à 625 millions). Cette décote s’explique par l’exclusion de certaines activités comme Vision AI, mais reflète aussi la volonté de l’État d’imposer des conditions strictes, notamment en termes de maintien d’emplois, de transfert de propriété intellectuelle, et de localisation des centres de calcul en France.
La cession ne concerne pas l’ensemble d’Atos, mais uniquement ses activités dites de « calcul avancé » : le HPC (High Performance Computing), l’informatique quantique, le business computing, et les solutions IA pour la défense. Ces activités regroupent environ 2 500 salariés, répartis principalement en France, mais aussi en Allemagne et au Royaume-Uni. En 2025, leur chiffre d’affaires prévisionnel est estimé à 800 millions d’euros. Ces divisions sont aussi celles qui entretiennent des contrats sensibles avec l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), la Direction générale de l’armement (DGA), et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Le processus de rachat suit un calendrier serré mais structuré. Après consultation des instances représentatives du personnel d’Atos et autorisation des autorités européennes de la concurrence, la signature de l’accord engageant est attendue à l’automne 2025. La finalisation opérationnelle interviendra au premier semestre 2026, ce qui laisse le temps à l’État de monter une structure de gouvernance transitoire pour ces actifs. À terme, un adossement à une autre entreprise publique (Thales, CEA Tech, voire Airbus Defence & Space) n’est pas exclu.
Une manœuvre aux conséquences industrielles et géopolitiques
Le produit de la vente offre à Atos une bouffée d’oxygène pour rembourser une partie de sa dette et recentrer son modèle économique. La firme devrait désormais se recentrer sur ses services numériques (cloud, conseil, cybersécurité civile). Mais le groupe reste fragilisé. Le départ de ses actifs stratégiques l’ampute d’une partie de son prestige technologique. Il lui faudra prouver qu’il peut survivre en tant qu’ESN (entreprise de services numériques) dans un marché hautement concurrentiel. La confiance des actionnaires reste ébranlée, et la direction générale devra stabiliser rapidement son périmètre pour éviter une nouvelle crise.
Ce rachat symbolise un changement de paradigme. Depuis les années 1990, l’État s’était progressivement retiré de la gouvernance industrielle directe, préférant la régulation à l’intervention. Ce geste envers Atos marque un tournant : face aux tensions géopolitiques, à l’inflation des dépendances numériques (notamment vis-à-vis des clouds américains), et à la guerre économique globale, l’État réaffirme sa mission protectrice. Ce retour assumé de l’intervention publique dans les technologies critiques pourrait se généraliser à d’autres domaines : batteries, semi-conducteurs, IA générative.
Enfin, cette reprise est un message adressé aux partenaires européens : il n’est plus question de vendre à la découpe les infrastructures technologiques clés de l’UE. Elle pourrait inspirer d’autres pays confrontés à la fragilité de leurs champions nationaux. La France, déjà moteur dans les projets européens de cloud souverain (GAIA-X, Numspot), ambitionne d’incarner un modèle de vigilance stratégique dans l’économie de la donnée. La reprise des supercalculateurs d’Atos n’est donc pas une simple opération de sauvetage : elle s’inscrit dans une doctrine de défense technologique active à l’échelle continentale.